La plupart des Terrisiens ne sont pas aussi redoutables que Rashek. Je constate cependant qu’ils le croient, dans une certaine mesure. Ce sont des hommes simples, ni des philosophes ni des érudits, et ils ne comprennent pas que leurs propres prophéties affirment que le Héros des Siècles sera un étranger. Ils ne voient que ce que souligne Rashek qu’ils sont un peuple soi-disant supérieur, qui devrait « dominer » plutôt que servir.
Face à une telle passion et à une telle haine, même les meilleurs des hommes peuvent se laisser duper.
30
Il fallut que Vin retourne dans la salle de bal des Venture pour se rappeler ce qu’était la véritable majesté.
Elle avait visité tellement de bastions qu’elle commençait à devenir insensible à la splendeur. Il y avait toutefois quelque chose de particulier dans celui du Bastion Venture – quelque chose que les autres bastions s’efforçaient d’imiter sans jamais y arriver vraiment. Comme si Venture était le parent, et les autres les enfants bien élevés. Tous les bastions étaient magnifiques, mais celui-ci l’était indéniablement plus que tout autre.
La grande salle des Venture, agrémentée par une rangée d’immenses colonnes de chaque côté, paraissait encore plus somptueuse que d’habitude. Vin n’aurait su déterminer pourquoi. Elle y réfléchissait tout en attendant qu’un serviteur vienne lui prendre son châle. Les lampes à chaux éclairaient les vitraux depuis l’extérieur, diffusant dans toute la pièce des fragments de lumière. Les tables étaient impeccables sous leur surplomb à colonnades. La table du lord, sur le petit balcon tout au bout de la grande salle, paraissait aussi majestueuse que d’habitude.
C’est presque… trop parfait, songea Vin, fronçant les sourcils. Tout paraissait un rien exagéré. Les nappes étaient encore plus blanches que d’ordinaire, encore plus soigneusement repassées. Les uniformes des serviteurs semblaient particulièrement élégants. Au lieu de soldats ordinaires aux portes, les brumicides paraissaient délibérément impressionnants, distingués par leurs boucliers de bois et leur absence d’armure. Dans l’ensemble, la pièce donnait l’impression que même la perfection habituelle des Venture avait été accentuée.
— Quelque chose ne tourne pas rond, Sazed, murmura-t-elle tandis qu’un serviteur s’en allait préparer sa table.
— Que voulez-vous dire, Maîtresse ? demanda le grand intendant, qui se tenait derrière elle, sur le côté.
— Il y a trop de gens ici, répondit Vin, qui venait de comprendre l’un des points qui la perturbaient.
La fréquentation des bals avait diminué ces derniers mois. Et pourtant, il semblait que tous soient revenus pour celui des Venture. Et tous vêtus de leurs plus beaux atours.
— Il se passe quelque chose, déclara Vin tout bas. Quelque chose qu’on ignore.
— Oui…, répondit Sazed sur le même ton. Je le perçois aussi. Je ferais peut-être mieux de me rendre très tôt au dîner des intendants.
— Bonne idée, dit Vin. Je crois que je vais tout simplement sauter le repas ce soir. Nous sommes un peu en retard, et on dirait que les gens ont déjà commencé à bavarder.
Sazed sourit.
— Quoi ?
— Je me rappelle une époque où vous n’auriez jamais sauté un repas, Maîtresse.
Vin ricana.
— Estimez-vous heureux que je n’aie jamais essayé de me remplir les poches avec la nourriture de ces bals – croyez-moi, j’ai déjà été tentée. Maintenant, filez.
Sazed hocha la tête et rejoignit le dîner des intendants. Vin balaya du regard les groupes en train de discuter. Pas de Shan en vue, heureusement. Mais ne voyant Kliss nulle part, Vin dut choisir une autre source de ragots. Elle s’avança sans se presser, souriant à lord Idren Seeris, un cousin de la Maison Elariel avec qui elle avait dansé à plusieurs occasions. Il la salua d’un hochement de tête rigide, et elle se joignit à son groupe.
Vin sourit à trois autres membres du groupe – trois femmes et un autre lord. Elle les connaissait tous au moins de vue et avait dansé avec lord Yestal. Mais ce soir-là, ils lui lancèrent tous les quatre des regards glacials.
— Je ne suis pas venue au Bastion Venture depuis un bon moment, déclara Vin, reprenant son rôle de jeune fille de la campagne. J’avais oublié à quel point il est majestueux.
— En effet, répondit l’une des dames. Veuillez me pardonner – je vais chercher à boire.
— Je vous accompagne, dit l’une des autres dames, et toutes deux quittèrent le groupe.
Vin les regarda s’éloigner, fronçant les sourcils.
— Ah, dit Yestal. Notre repas est servi. Vous venez, Triss ?
— Bien entendu, répondit la dernière dame qui rejoignit Yestal et s’éloigna avec lui.
Idren ajusta ses lunettes, s’excusant d’un regard guère convaincu, puis se retira. Vin resta plantée là, interdite. Elle n’avait pas reçu un accueil aussi glacial depuis ses premiers bals.
Qu’est-ce qui se passe ? se demanda-t-elle avec une inquiétude croissante. C’est l’œuvre de Shan ? Est-elle capable de dresser toutes les personnes présentes au bal contre moi ?
Non, ça semblait peu probable. Ça lui aurait demandé trop d’efforts. Par ailleurs, cette bizarrerie n’affectait pas qu’elle. Tous les groupes de nobles paraissaient… différents ce soir-là.
Vin tenta un deuxième groupe, avec un résultat pire encore. À peine l’avait-elle rejoint que les membres l’ignorèrent avec application. Vin se sentit si peu à sa place qu’elle se retira et fila se chercher une coupe de vin. Tout en marchant, elle remarqua que le premier groupe – celui qui comprenait Yestal et Idren – s’était reformé avec exactement les mêmes membres.
Vin s’arrêta à l’ombre du surplomb est pour balayer la foule du regard. Très peu de gens dansaient et elle les reconnaissait tous comme des couples établis. Les groupes et tablées semblaient par ailleurs très peu se mélanger. Bien que la salle de bal soit remplie, la plupart des participants paraissaient s’efforcer résolument d’ignorer tous les autres.
Il faut que j’observe tout ça d’un meilleur point de vue, songea-t-elle tout en se dirigeant vers l’escalier. Après une brève ascension, elle sortit sur le long balcon pareil à un couloir qui surmontait la piste de danse, dont les lanternes bleues familières teintaient la maçonnerie de douces nuances mélancoliques.
Vin s’arrêta. Le coin préféré d’Elend se situait entre le mur et la colonne la plus à droite, vivement éclairé par une unique lanterne. Il passait presque tous les bals de la Maison Venture à y lire ; il n’aimait pas le faste et la cérémonie exigés des hôtes d’une fête.
Le recoin était vide. Elle approcha de la balustrade, puis tendit le cou pour regarder l’extrémité opposée de la grande salle. La table des hôtes se situait sur un surplomb au même niveau que les balcons, et elle eut la stupéfaction d’y voir Elend dîner avec son père.
Quoi ? se demanda-t-elle, incrédule. Pas une seule fois, lors de la demi-douzaine de bals auxquels elle avait assisté au Bastion Venture, elle n’avait vu Elend assis en compagnie de sa famille.
En bas, elle aperçut une silhouette familière, vêtue d’une robe colorée, en train de traverser la foule. Elle fit signe à Sazed, mais il l’avait manifestement déjà repérée. Tandis qu’elle l’attendait, il lui sembla entendre une voix familière provenant de l’autre bout du balcon. Elle se retourna et remarqua une silhouette de petite taille qu’elle n’avait pas vue jusque-là. Kliss s’entretenait avec un petit groupe de lords de bas rang.
C’est donc là qu’elle était passée, se dit Vin. Peut-être qu’elle acceptera de me parler ; elle. Vin resta sur place, attendant que Kliss termine sa conversation, ou que Sazed la rejoigne.
Sazed arriva le premier, atteignant le haut de l’escalier à bout de souffle.
— Maîtresse, dit-il tout bas en la rejoignant près de la balustrade.
— Dites-moi que vous avez découvert quelque chose, Sazed. Ce bal… me donne la chair de poule. Tout le monde est tellement solennel, tellement glacial. On croirait presque assister à un enterrement plutôt qu’à un bal.
— La métaphore est bien choisie, Maîtresse, répondit Sazed. Nous avons manqué une annonce importante. La Maison Hasting a déclaré qu’elle ne donnerait pas son bal régulier cette semaine.
Vin fronça les sourcils.
— Et alors ? Ce n’est pas la première fois qu’une maison annule un bal.
— La Maison Elariel a également annulé le sien. En temps ordinaire, celui de Tekiel suivrait – mais cette maison est anéantie. La Maison Shunah a déjà annoncé qu’elle ne donnerait plus de bals.
— Qu’est-ce que vous êtes en train de me dire ?
— Il semblerait, Maîtresse, que ce soit le dernier bal avant longtemps… peut-être très longtemps.
Vin baissa les yeux vers les splendides vitraux de la grande salle, qui surplombaient les groupes de convives isolés – presque hostiles.
— Alors c’est ça qui se passe, dit-elle. Ils sont en train de finaliser leurs alliances. Tout le monde s’entoure de ses amis proches et de ses partisans les plus fervents. Ils savent que c’est le dernier bal, donc ils sont tous venus faire une apparition, mais ils savent qu’ils n’ont plus de temps à consacrer aux manœuvres politiques.
— Il semblerait bien, Maîtresse.
— Ils vont tous être sur la défensive, déclara Vin. Se retrancher derrière leurs murs, en quelque sorte. C’est pour ça que personne ne veut me parler on a fait de Renoux une force trop neutre. Je n’appartiens à aucune faction et le moment est mal choisi pour parier sur des éléments politiques aléatoires.
— Maître Kelsier doit être tenu au courant de cette information, Maîtresse. Il comptait se faire de nouveau passer pour un informateur ce soir. S’il ignore la situation, il risque de compromettre gravement sa crédibilité. Nous ferions mieux de partir.
— Non, répondit Vin en se retournant vers Sazed. Je ne peux pas m’en aller – pas alors que tous les autres restent. Ils ont tous estimé qu’il était important d’assister à ce dernier bal et d’y être vus, donc je ferais mieux de ne pas partir avant qu’eux le fassent.
Sazed hocha la tête.
— Très bien.
— Allez-y, Sazed. Empruntez une voiture et partez avertir Kell de notre découverte. Je vais rester encore un peu, et ne partir qu’à un moment où ça ne fera pas paraître la Maison Renoux trop faible.
Sazed hésita.
— Je… je ne sais pas trop, Maîtresse.
Vin leva les yeux au ciel.
— J’apprécie l’aide que vous m’avez apportée, mais vous n’êtes pas obligé de me tenir la main en permanence. Beaucoup de gens assistent à ces bals sans que leurs intendants les surveillent.
Sazed soupira.
— Très bien, Maîtresse. Mais je reviendrai après avoir trouvé Maître Kelsier.
Vin hocha la tête, lui fit ses adieux et il descendit l’escalier de pierre. Vin s’appuya contre le mur à l’emplacement préféré d’Elend. Elle vit Sazed en bas, qui disparut bientôt en direction des portes d’entrée.
Et maintenant ? Même si je trouve quelqu’un à qui parler, il n’y a vraiment aucun intérêt à répandre des rumeurs à présent.
Elle éprouvait une certaine appréhension. Qui aurait cru qu’elle finirait par apprécier à ce point la frivolité des nobles ? L’expérience était gâchée par le fait de savoir ce dont bien des nobles étaient capables, mais, malgré tout, cette expérience lui avait procuré… une joie quasi onirique.
Assisterait-elle jamais à d’autres bals comme celui-là ? Qu’arriverait-il à Valette l’aristocrate ? Devrait-elle renoncer à ses robes et à son maquillage, pour redevenir simplement Vin la voleuse des rues ? Il n’y aurait sans doute plus la place pour des choses comme des bals somptueux dans le nouveau royaume de Kelsier, et ce ne serait peut-être pas un mal – quel droit avait-elle de danser quand d’autres skaa mouraient de faim ? Et pourtant… il lui semblait qu’il manquerait quelque chose dans le monde sans les bastions et les danseurs, les robes et les festivités.
Elle soupira, s’écarta de la balustrade à laquelle elle s’appuyait et jeta un coup d’œil à sa propre robe. Elle était d’un bleu profond et chatoyant, avec des motifs blancs et circulaires cousus autour de l’ourlet de la jupe. Elle n’avait pas de manches, mais ses gants de soie bleue lui montaient au-dessus des coudes.
À une époque, cette tenue l’aurait gênée par sa masse. Mais elle trouvait désormais qu’elle l’embellissait. Elle aimait la façon dont elle donnait l’impression d’une poitrine épanouie tout en accentuant la minceur de son torse. Elle aimait la façon dont elle s’évasait à la taille pour se déployer en un large calice qui bruissait tandis qu’elle marchait.
Elle lui manquerait – comme tout le reste. Mais Sazed avait raison. Elle ne pouvait arrêter la progression du temps ; simplement profiter du moment.
Pas question que je le laisse passer la soirée assis à cette grande table en m’ignorant, décida-t-elle.
Vin se retourna pour longer le balcon et salua Kliss d’un signe de tête sur son passage. Le balcon se terminait en un couloir qui donnait après un tournant – comme Vin l’avait deviné – sur le surplomb qui accueillait la table d’hôte.
Elle s’attarda un moment dans le couloir pour observer la scène. Les lords et ladies, en tenues somptueuses, savouraient le privilège d’être invités à siéger en compagnie de lord Straff Venture. Vin patienta, s’efforçant d’attirer l’attention d’Elend, jusqu’à ce que l’un des invités la remarque enfin puis donne un coup de coude à Elend. Il se retourna, surpris, et rougit légèrement en apercevant Vin.
Elle lui fit brièvement signe et il se leva en s’excusant. Vin se retira dans le couloir de pierre afin qu’ils puissent parler dans une plus grande intimité.
— Elend ! dit-elle alors qu’il pénétrait dans le couloir. Vous êtes assis à la table de votre père !
Il hocha la tête.
— Ce bal s’est transformé en un événement un peu particulier, Valette, et mon père a nettement insisté pour que j’obéisse au protocole.
— Quand aurons-nous le temps de parler ?
Elend hésita.
— Je ne suis pas sûr que nous l’ayons.
Vin fronça les sourcils. Il paraissait… sur la réserve. Son costume habituel, légèrement usé et froissé, avait été remplacé par un nouveau, plus élégant et mieux ajusté. Il s’était même peigné les cheveux.
— Elend ? demanda-t-elle en s’avançant.
Il lui fit signe de ne pas approcher davantage.
— Les choses ont changé, Valette.
Non, songea-t-elle. Ça, ça ne peut pas changer, pas déjà !
— Les choses ? Quelles choses ? Elend, de quoi parlez-vous ?
— Je suis l’héritier de la Maison Venture, dit-il. Et des jours dangereux se préparent. La Maison Hasting a perdu un convoi tout entier cet après-midi, et ce n’est que le début. Dans le mois qui vient, les bastions se livreront une guerre ouverte. Je ne peux pas ignorer ces choses-là, Valette. Il est temps que je cesse d’être un poids mort pour ma famille.
— Je comprends bien, répondit Vin. Mais ça ne veut pas dire que…
— Valette, l’interrompit Elend. Vous êtes un poids mort, vous aussi. Et conséquent. Je ne vais pas mentir en affirmant que je n’ai jamais tenu à vous – c’était le cas, et ça l’est encore. Mais je sais depuis le début – tout comme vous – qu’il ne pourrait jamais s’agir d’autre chose que d’un badinage passager. La vérité, c’est que ma maison a besoin de moi – et qu’elle est plus importante que vous.
Vin pâlit.
— Mais…
Il se détourna pour regagner sa place.
— Elend, dit-elle doucement, s’il vous plaît, ne me repoussez pas.
Il s’arrêta, puis la regarda.
— Je connais la vérité, Valette. Je sais que vous m’avez menti quant à votre identité. Franchement, je m’en moque – je ne suis ni en colère, ni même déçu. En réalité, je m’y attendais. Vous êtes simplement… en train de jouer le jeu. Comme nous tous. (Il marqua une pause, puis secoua la tête et se détourna d’elle.) Comme moi.
— Elend ? dit-elle en tendant la main vers lui.
— Ne m’obligez pas à vous embarrasser en public, Valette.
Vin s’immobilisa, comme engourdie. Puis, soudain, elle se sentit trop en colère pour céder à cet engourdissement – trop en colère, trop frustrée… et trop terrifiée.
— Ne partez pas, murmura-t-elle. Ne partez pas, vous aussi.
— Je suis désolé, répondit-il. Mais je dois aller retrouver mes amis. J’ai… passé un bon moment.
Puis il partit.
Vin resta immobile dans le couloir obscur. Elle se sentit frissonner et se retourna pour rejoindre d’un pas instable le balcon principal. Sur le côté, elle voyait Elend souhaiter une bonne soirée à sa famille, puis se diriger vers la partie résidentielle du bastion.
Il ne peut pas me faire ça. Pas Elend. Pas maintenant…
Malgré tout, une voix intérieure – qu’elle avait presque oubliée – se mit à lui parler. Évidemment qu’il t’a quittée, murmura Reen. Évidemment qu’il t’a abandonnée. Tout le monde te trahira, Vin. Qu’est-ce que je t’ai appris ?
Non ! se dit-elle. C’est seulement la tension politique. Quand tout ça sera terminé, j’arriverai à le convaincre de revenir…
Je ne suis jamais revenu pour toi, chuchota Reen. Il ne le fera pas non plus. Sa voix paraissait si réelle – c’était presque comme si elle l’entendait à ses côtés.
Vin s’appuya contre la rambarde du balcon, se servant de la grille de fer pour y puiser sa force, et se soutenir. Elle n’allait pas le laisser la détruire. Une vie passée dans les rues n’était pas parvenue à la briser ; elle ne laisserait pas un aristocrate suffisant le faire. Elle se le répéta encore et encore.
Mais pourquoi était-ce tellement plus douloureux que de mourir de faim – tellement plus que de se faire battre par Camon ?
— Tiens, Valette Renoux, dit une voix derrière elle.
— Kliss, répondit Vin. Je ne suis… pas d’humeur à parler pour l’instant.
— Ah, dit Kliss. Alors Elend Venture a fini par vous éconduire. Ne vous en faites pas, jeune fille – il aura bientôt ce qu’il mérite.
Vin se retourna, fronçant les sourcils face à l’étrange intonation qu’elle entendait dans la voix de Kliss. Ce n’était pas la Kliss qu’elle connaissait. Elle paraissait trop… maîtresse d’elle-même.
— Vous voulez bien livrer un message à votre oncle pour moi, ma chère ? demanda Kliss d’un ton léger. Dites-lui qu’un homme comme lui – sans alliances avec d’autres maisons – risque d’avoir du mal à rassembler des informations dans les mois à venir. S’il a besoin d’une bonne source de renseignements, dites-lui de s’adresser à moi. Je sais beaucoup de choses intéressantes.
— Vous êtes une informatrice ! déclara Vin, laissant de côté sa douleur pour un temps. Mais vous êtes…
— Une commère sans cervelle ? demanda la femme de petite taille. Eh bien oui, en effet. C’est fascinant, le genre de choses qu’on peut apprendre quand on a la réputation d’être la commère de la cour. Les gens viennent vous voir pour répandre des mensonges manifestes – comme ce que vous m’avez dit sur la Maison Hasting la semaine dernière. Pourquoi voudriez-vous me voir répandre de telles inventions ? Se pourrait-il que la Maison Renoux fasse une offre sur le marché des armes lors de la guerre entre les maisons ? D’ailleurs, Renoux pourrait-il se trouver derrière la récente attaque contre les péniches des Hasting ?
Les yeux de Kliss pétillaient.
— Dites à votre oncle que je peux me laisser convaincre de ne rien dire de ce que je sais – moyennant une petite somme.
— Vous me manipulez depuis le début…, dit Vin, hébétée.
— Bien entendu, ma chère, répondit Kliss en lui tapotant le bras. C’est ce que nous faisons, ici, à la cour. Vous finirez par apprendre – si vous survivez. Maintenant, soyez une brave petite et allez lui livrer mon message.
Kliss se détourna, et sa robe aux couleurs éclatantes fit soudain à Vin l’effet d’un déguisement criard.
— Attendez ! s’exclama-t-elle. Qu’est-ce que vous avez dit sur Elend tout à l’heure ? Qu’il aurait ce qu’il méritait ?
— Hum ? répondit Kliss en se retournant. Eh bien… en effet. Vous m’avez interrogée sur les projets de Shan Elariel, n’est-ce pas ?
Shan ? se dit Vin avec une inquiétude croissante.
— Qu’est-ce qu’elle complote ?
— Eh bien ça, ma chère, c’est un secret coûteux. Je pourrais vous le dire… mais que recevrais-je en échange ? Une femme d’une maison sans importance comme moi doit bien trouver des moyens de subsistance…
Vin ôta son collier de saphir, seul bijou qu’elle portait.
— Tenez. Prenez ça.
Kliss accepta le collier avec une expression songeuse.
— Hum, oui, très joli en effet.
— Que savez-vous ? lâcha Vin.
— Le jeune Elend sera l’une des premières victimes de la guerre parmi les Venture, je le crains, répondit Kliss en fourrant le collier dans une poche de sa manche. C’est dommage – il a vraiment l’air d’un gentil garçon. Trop gentil, sans doute.
— Quand ? demanda Vin avec insistance. Où ? Comment ?
— Tant de questions pour un seul collier, répondit Kliss d’un air vague.
— C’est tout ce que j’ai sous la main ! répondit Vin en toute sincérité.
Sa bourse ne contenait que des liards de bronze destinés à l’allomancie.
— Mais c’est un secret de grande valeur, poursuivit Kliss. Si je vous le disais, ma vie serait…
Tout se résume à ça ! songea Vin, furieuse. Ces jeux aristocratiques stupides !
Vin brûla du zinc et du laiton, pour faire déferler sur Kliss une puissante bouffée d’allomancie émotionnelle. Elle apaisa tous les sentiments de cette femme excepté la peur, puis s’empara de cette peur et tira fermement dessus.
— Dites-le-moi ! rugit Vin.
Kliss eut un hoquet et faillit tomber à terre.
— Une allomancienne ! Voilà pourquoi Renoux a emmené une cousine si lointaine avec lui à Luthadel !
— Parlez ! s’exclama Vin en s’avançant d’un pas.
— Vous arrivez trop tard pour l’aider, dit Kliss. Je ne vendrai jamais un secret pareil s’il risquait de se retourner contre moi !
— Dites-le-moi !
— Il sera assassiné ce soir par des allomanciens d’Elariel, murmura Kliss. Il est peut-être même déjà mort – c’était censé se produire dès qu’il quitterait la table du lord. Mais si vous cherchez une revanche, vous allez devoir vous tourner également vers lord Straff Venture.
— Le père d’Elend ? demanda Vin, surprise.
— Évidemment, petite naïve, répondit Kliss. Lord Venture n’aimerait rien tant qu’une excuse pour léguer son titre à son neveu plutôt qu’à son fils. Il lui suffirait de retirer quelques-uns de ses soldats du toit autour de la chambre du jeune Elend pour laisser entrer les assassins d’Elariel. Et comme l’assassinat aura lieu lors de l’une des petites réunions philosophiques d’Elend, lord Venture parviendra à se débarrasser en même temps d’un Hasting et d’un Lekal !
Vin pivota sur ses talons. Il faut que je fasse quelque chose !
— Évidemment, dit Kliss qui se leva en gloussant. Lord Venture se prépare à une surprise, lui aussi. J’ai entendu dire que votre Elend avait en sa possession quelques livres… intéressants. Le jeune Venture devrait être plus prudent par rapport à ce qu’il révèle aux femmes, je crois.
Vin se retourna vers une Kliss souriante. Celle-ci la gratifia d’un clin d’œil.
— Je garderai le secret quant à votre allomancie, jeune fille. Simplement, assurez-vous que je reçoive un paiement d’ici demain après-midi. Une dame doit bien s’acheter à manger – et comme vous le voyez, il m’en faut en grande quantité.
» Quant à la Maison Venture… eh bien, je garderais mes distances si j’étais vous. Les assassins de Shan vont provoquer un sacré remue-ménage ce soir. Je ne serais pas surprise que la moitié de la cour se rue dans la chambre du jeune homme pour voir d’où provenait ce grabuge. Quand la cour verra quels livres Elend possède… eh bien, disons simplement que les obligateurs s’intéresseront beaucoup à la Maison Venture pendant quelque temps. Quel dommage de penser qu’Elend sera déjà mort à ce moment-là – nous n’avons pas eu d’exécution publique de noble depuis un bon moment !
La chambre d’Elend, songea Vin, paniquée. C’est là qu’ils doivent se trouver ! Elle se retourna, souleva les pans de sa robe et se précipita vers le balcon dans un bruissement de tissu pour rejoindre le couloir qu’elle avait quitté quelques instants plus tôt.
— Où allez-vous ? demanda Kliss, surprise.
— Je dois empêcher ça ! répondit Vin.
Kliss éclata de rire.
— Je vous ai déjà dit que vous arriviez trop tard. Venture est un très vieux bastion et les passages dérobés qui mènent aux quartiers des lords forment un sacré labyrinthe. Si vous ne connaissez pas le chemin, vous allez errer pendant des heures.
Vin regarda autour d’elle, impuissante.
— Par ailleurs, jeune fille, ajouta Kliss qui se détournait pour repartir. Ce garçon ne vient-il pas de vous éconduire ? Que lui devez-vous ?
Vin hésita.
Elle a raison. Qu’est-ce que je lui dois, en effet ?
La réponse s’imposa aussitôt. Je l’aime.
Cette pensée s’accompagna d’une force nouvelle. Vin se précipita malgré les rires de Kliss. Il fallait qu’elle essaie. Elle entra dans le couloir et pénétra dans les passages dérobés. Malheureusement, les paroles de Kliss se confirmèrent bientôt les passages de pierre obscurs étaient étroits et dépourvus de tout ornement. Elle n’y trouverait jamais son chemin à temps.
Le toit, se dit-elle. Les appartements d’Elend doivent avoir un balcon extérieur. Il me faut une fenêtre !
Elle fila le long d’un passage, ôta chaussures et bas, puis se mit à courir du mieux qu’elle put malgré la robe. Elle chercha désespérément une fenêtre assez grande pour la laisser passer. Elle se précipita dans un couloir plus grand, qu’elle trouva vide à l’exception de quelques torches vacillantes.
Une immense rosace lavande perçait le mur opposé de la pièce.
Ça fera l’affaire, se dit Vin. Attisant son acier, elle se projeta dans les airs, prenant appui contre une immense porte de fer derrière elle. Elle vola quelques instants vers l’avant, puis exerça une violente Poussée contre les soudures de fer de la rosace.
Elle s’arrêta brusquement dans les airs, poussant vers l’avant et l’arrière tout à la fois. Suspendue dans le couloir vide, elle attisa son potin pour éviter de se retrouver écrasée. La rosace était immense, mais essentiellement composée de verre. Serait-elle résistante ?
Très résistante. Vin gémit sous l’effort. Elle entendit un craquement derrière elle et la porte se mit à se tordre sur ses charnières.
Il faut… que… tu… cèdes ! songea-t-elle, furieuse, attisant son acier. Des éclats de pierre tombèrent autour de la fenêtre.
Puis, avec un crac sonore, la rosace se dégagea violemment du mur de pierre. Elle tomba en arrière dans l’obscurité de la nuit, entraînant Vin derrière elle.
La brume fraîche l’enveloppa. Elle tira légèrement contre la porte à l’intérieur de la pièce pour s’empêcher d’aller trop loin, puis poussa vigoureusement contre la rosace en train de chuter. L’énorme vitrail dégringolant derrière elle, brassant les brumes tandis que Vin s’en éloignait. Tout droit en direction du toit.
La fenêtre s’écrasa au sol alors même que Vin survolait le bord du toit, sa robe flottant violemment au vent. Elle atterrit accroupie sur le toit de bronze avec un bruit sourd. Le métal était frais sous ses orteils et ses doigts.
Elle attisa son étain, illuminant la nuit. Elle ne voyait rien qui sorte de l’ordinaire.
Elle brûla du bronze et l’utilisa comme Marsh le lui avait appris, pour chercher des signes d’allomancie. Elle n’en vit aucun – les assassins étaient accompagnés d’un Enfumeur.
Je ne peux pas fouiller tout le bâtiment ! songea Vin, paniquée, en attisant son bronze. Où sont-ils ?
Puis, curieusement, elle eut l’impression de percevoir quelque chose. Une vibration allomantique au cœur de la nuit. Légère. Cachée. Mais suffisante.
Vin se leva pour traverser le toit à toute allure, se fiant à ses réflexes. Tout en courant, elle attisa son potin, agrippa sa robe près du cou, puis déchira d’un seul geste l’avant du vêtement. Elle tira sa bourse et ses flacons de métaux d’une poche cachée puis, sans cesser de courir, se dépouilla de la robe, des jupons et des pantalons pour tout jeter sur le côté. Suivirent ses gants et son corset. En dessous, elle portait une mince chemise blanche ainsi qu’un caleçon blanc.
Elle fonçait à toute allure, paniquée. Il ne faut pas que j’arrive trop tard, se dit-elle. Par pitié. Il ne faut pas.
Des silhouettes apparurent devant elle dans les brumes. Elles se tenaient près d’une lucarne inclinée à l’intérieur du toit ; Vin était passée devant plusieurs autres semblables en courant. L’une des silhouettes désigna la lucarne, son arme scintillant en main.
Vin poussa un cri et se propulsa en prenant appui sur le toit de bronze en décrivant un arc de cercle. Elle atterrit en plein cœur du groupe surpris, puis jeta sa bourse en l’air et la déchira en deux.
Des pièces s’éparpillèrent dans les airs, reflétant la lumière de la fenêtre au dessous. Tandis que cette pluie de métal scintillant tombait autour de Vin, elle poussa.
Des pièces s’éloignèrent vivement d’elle comme une nuée d’insectes, chacune laissant une piste dans la brume. Des silhouettes poussèrent des cris tandis que les pièces atteignaient leur chair, et plusieurs s’affaissèrent.
Mais pas toutes. Certaines des pièces filèrent, repoussées par d’invisibles mains allomantiques. Quatre personnes restaient debout : deux d’entre elles portaient des capes de brume, et l’une d’entre elles lui paraissait familière.
Shan Elariel. Vin n’eut pas besoin de voir la cape pour comprendre ; une seule raison pouvait expliquer qu’une femme aussi importante que Shan participe à ce genre d’assassinat. C’était une Fille-des-brumes.
— Vous ? demanda Shan, stupéfaite.
Elle portait une tenue noire, pantalon et chemise, ses cheveux sombres étaient retenus en arrière, et elle arborait sa cape de brume avec une forme d’élégance.
Deux Fils-des-brumes, songea Vin. Mauvais signe. Elle s’éloigna et se baissa lorsque l’un des assassins voulut la frapper à l’aide d’une canne de duel.
Vin glissa le long du toit, puis s’arrêta à l’aide d’une Traction et tournoya avec une main reposant sur le bronze froid. Elle rappela les quelques pièces qui ne s’étaient pas échappées dans la nuit, les attirant de nouveau dans sa main.
— Tuez-la ! aboya Shan.
Les deux hommes que Vin avait terrassés gémissaient étendus sur le toit. Ils n’étaient pas morts ; en fait, l’un d’entre eux se relevait péniblement.
Des Cogneurs, songea Vin. Les deux autres doivent être des Lance-pièces.
Comme pour lui donner raison, l’un des hommes tenta de parer le flacon de métaux de Vin à l’aide d’une Poussée. Heureusement, comme il ne contenait pas assez de métaux pour lui donner un très bon point d’ancrage, elle garda facilement prise.
Shan reporta son attention sur la lucarne.
Pas question ! songea Vin en se précipitant de nouveau.
Le Lance-pièces poussa un cri lorsqu’elle approcha. Vin projeta une pièce dans sa direction. Bien entendu, il exerça une Poussée inverse – mais Vin trouva un point d’ancrage sur le toit de bronze et attisa son acier pour une vigoureuse Traction.
L’homme répondit par une Poussée d’acier – transmise de la pièce à Vin puis au toit – qui le projeta dans les airs. Il cria tout en filant dans les ténèbres. Comme il n’était qu’un Brumant, il ne pouvait pas se hisser sur le toit à l’aide d’une Traction.
L’autre Lance-pièces voulut bombarder Vin de pièces, mais elle les repoussa facilement. Malheureusement, il était moins stupide que son compagnon et relâcha les pièces peu après les avoir attirées. Toutefois, il n’arrivait visiblement pas à atteindre Vin. Pourquoi continuait-il…
L’autre Fils-des-brumes ! se dit Vin, qui se baissa et roula à terre tandis qu’une silhouette jaillissait des brumes obscures et que ses couteaux de verre scintillaient dans les airs.
Vin esquiva à grand-peine, attisant son potin pour renforcer son équilibre. Elle se releva près du Cogneur blessé, soutenu par des jambes visiblement faibles. Attisant de nouveau son potin, Vin enfonça son épaule dans la poitrine de l’homme pour l’écarter.
L’homme tituba maladroitement, serrant toujours son flanc blessé. Puis il tituba et tomba en plein dans la lucarne. Le mince verre coloré se brisa tandis qu’il tombait, et les oreilles de Vin, affinées par l’étain, distinguèrent des cris de surprise en bas, suivis d’un grand fracas lorsque le Cogneur atteignit le sol.
Elle leva les yeux, souriant d’un air mauvais à une Shan abasourdie. Derrière elle, le deuxième Fils-des-brumes – un homme – jura tout bas.
— Vous… vous…, bredouilla Shan, les yeux brûlant d’une colère dangereuse au cœur de la nuit.
J’espère que vous avez reçu le signal, Elend, se dit Vin, et que vous allez prendre la fuite. Il est temps que j’y aille.
Elle ne pouvait pas affronter deux Fils-des-brumes à la fois – la plupart des nuits, elle n’arrivait même pas à vaincre Kelsier. Attisant son acier, Vin s’élança en arrière. Shan avança d’un pas, l’air déterminé, et se propulsa à la suite de Vin. Le second Fils-des-brumes se joignit à elle.
Ce n’est pas vrai ! se dit Vin qui tournoya dans les airs et rejoignit le bord du toit grâce à une Traction, près de l’endroit où elle avait brisé la rosace. En bas, des silhouettes s’affairaient, éclairant les brumes de leurs lanternes. Lord Venture devait déduire de tout ce remue-ménage que son fils était mort. Il se préparait à une sacrée surprise.
Vin s’élança de nouveau dans les airs, au cœur du vide rempli de brumes. Elle entendit les deux Fils-des-brumes atterrir derrière elle, puis s’élancer à leur tour.
Mauvais signe, se dit Vin, inquiète, tout en se projetant parmi les courants d’air brumeux. Il ne lui restait plus de pièces, elle ne possédait pas de dague – et elle affrontait deux Fils-des-brumes expérimentés.
Elle brûla du fer, cherchant frénétiquement un point d’ancrage dans la nuit. Une ligne bleue qui se déplaçait lentement apparut en dessous d’elle sur la droite.
Vin tira sur la ligne et changea de trajectoire. Elle fila vers le bas, et le rempart des Venture apparut sous forme d’une ombre noire en dessous d’elle. Son point d’ancrage était le plastron d’un garde malchanceux étendu au sommet du mur, qui s’accrochait désespérément à un créneau pour éviter de se retrouver attiré vers Vin.
Celle-ci le heurta les pieds en avant puis pivota dans l’air brumeux pour atterrir sur la pierre fraîche. Le garde s’effondra sur la pierre puis poussa un cri, agrippant désespérément le créneau tandis qu’une autre puissance allomantique prenait appui sur lui pour une Traction.
Désolée, mon ami, se dit Vin, dégageant d’un coup de pied la main de l’homme du créneau. Il se retrouva aussitôt attiré violemment dans les airs, comme entraîné par une longe puissante.
Un bruit de corps en train de s’entrechoquer résonna en hauteur, dans le noir, et Vin aperçut deux silhouettes qui retombaient mollement dans la cour. Elle sourit tout en filant le long du mur. J’espère bien que c’était Shan.
D’un bond, Vin atterrit au sommet du corps de garde. Près du bastion, les gens s’éparpillaient et montaient dans leurs voitures pour s’enfuir.
Ainsi commence la guerre entre les maisons, se dit Vin. Je ne pensais pas être celle qui la déclencherait officiellement.
Une silhouette tomba vers elle en flèche depuis les brumes. Vin poussa un cri, attisant son potin et bondit sur le côté. Shan atterrit avec agilité – les glands de sa cape de brume flottant au vent – au sommet du corps de garde. Elle avait sorti ses deux poignards et ses yeux brûlaient de colère.
Vin bondit sur le côté et roula au bas du corps de garde pour atterrir sur le sommet du mur, juste en dessous. Deux gardes sursautèrent, alarmés, surpris de voir une jeune fille à moitié nue tomber parmi eux. Shan se laissa chuter sur le mur derrière eux puis, à l’aide d’une Poussée, projeta l’un des gardes dans la direction de Vin.
L’homme hurla tandis que Vin poussait contre son plastron – mais il était beaucoup plus lourd qu’elle, si bien qu’elle se retrouva projetée en arrière. Elle exerça une Traction sur le garde pour se ralentir, et l’homme s’effondra sur le mur. Vin atterrit près de lui avec légèreté, puis s’empara de son bâton lorsqu’il le lâcha.
Shan attaqua dans un tourbillon de poignards, et Vin fut contrainte de sauter de nouveau en arrière. Qu’est-ce qu’elle est douée ! se dit Vin, inquiète. Elle-même avait à peine eu le temps de s’entraîner avec des poignards ; à présent, elle regrettait de ne pas avoir demandé à Kelsier de la former un peu mieux. Elle agita le bâton mais son geste se révéla dérisoire, car elle n’avait encore jamais utilisé ce genre d’arme.
Shan porta un coup de taille et Vin éprouva une vive douleur à la joue tandis qu’elle esquivait. Elle laissa tomber le bâton sous l’effet du choc, leva la main vers son visage et y sentit du sang. Elle recula en titubant et vit un sourire sur le visage de Shan.
Puis Vin se rappela le flacon. Celui qu’elle transportait toujours – celui que lui avait donné Kelsier.
L’atium.
Elle ne prit pas la peine d’aller le chercher à l’emplacement où elle l’avait fourré, au niveau de sa taille. Elle brûla de l’acier et le propulsa dans les airs devant elle. Puis elle brûla aussitôt du fer et tira sur la bille d’atium. Le flacon se brisa et la bille se dirigea droit vers Vin. Elle la saisit dans sa bouche et s’obligea à l’avaler tout entière.
Shan hésita. Puis, avant que Vin puisse faire quoi que ce soit, elle vida elle-même un flacon.
Évidemment qu’elle a de l’atium !
Mais de combien disposait-elle ? Kelsier n’en avait pas donné beaucoup à Vin – à peine de quoi tenir trente secondes. Shan bondit vers l’avant, souriante, ses longs cheveux noirs se déployant dans l’air. Vin serra les dents. Elle n’avait pas tellement le choix.
Elle brûla l’atium. Aussitôt, la silhouette de Shan projeta des dizaines d’ombres fantômes. Pour deux Filles-des-brumes, c’était là une impasse temporaire la première qui tomberait à court d’atium se retrouverait vulnérable. On ne pouvait fuir un adversaire capable d’anticiper précisément vos actions.
Vin recula sans perdre Shan de vue. L’aristocrate s’avança avec raideur tandis que ses fantômes formaient une bulle insensée de mouvements translucides autour d’elle. Elle paraissait calme. En sécurité.
Elle dispose d’une grande réserve d’atium, se dit Vin, qui sentait s’épuiser la sienne. Il faut que je file d’ici.
Un morceau de bois spectral traversa soudain la poitrine de Vin. Elle se pencha sur le côté alors même que la flèche véritable – apparemment dépourvue de pointe – traversait l’air à l’emplacement qu’elle occupait l’instant d’avant. Elle jeta un coup d’œil en direction du corps de garde, où plusieurs soldats levaient leurs arcs.
Elle jura et jeta un coup d’œil latéral, vers les brumes. Ce faisant, elle vit Shan sourire.
Elle attend simplement que ma réserve d’atium s’épuise. Elle veut que je prenne la fuite – elle sait qu’elle peut me rattraper.
Il ne restait qu’une seule autre option : attaquer.
Shan fronça les yeux, surprise, lorsque Vin se précipita et que des flèches fantômes heurtèrent les pierres juste avant l’arrivée de leur double réel. Vin esquiva deux flèches en se plaçant pile entre elles – son esprit nourri par l’atium savait précisément comment bouger –, si près qu’elle les sentit passer des deux côtés.
Shan agita ses poignards et Vin se pencha sur le côté, esquivant un grand coup et bloquant l’autre de son avant-bras, ce qui lui valut une profonde entaille. Son propre sang vola dans les airs tandis qu’elle tournoyait – chaque gouttelette projetant un reflet translucide – et attisait son potin, enfonçant son poing dans le ventre de Shan.
Celle-ci geignit de douleur et se pencha légèrement, mais sans tomber.
Mon atium est presque épuisé, songea Vin, paniquée. Il ne me reste que quelques secondes.
Elle l’éteignit donc prématurément, s’exposant ainsi.
Shan sourit d’un air mauvais et se releva de sa position accroupie, agitant le poignard de sa main droite d’un air confiant. Elle supposait que Vin était tombée à court d’atium – et par conséquent qu’elle était exposée. Vulnérable.
Ce fut alors que Vin brûla le restant de son atium. Shan s’interrompit très brièvement, perplexe, ce qui offrit une ouverture à Vin tandis qu’une flèche fantôme traversait les brumes au-dessus d’elles.
Vin attrapa alors la véritable flèche – le bois granuleux lui brûla les doigts – puis la planta dans la poitrine de Shan. La tige se brisa dans sa main, si bien qu’il n’en resta qu’un centimètre dépassant du corps de Shan. Celle-ci recula en titubant, oscillant sur ses pieds.
Saleté de potin, songea Vin tout en tirant une épée d’un fourreau près du soldat inconscient étendu à ses pieds. Elle se précipita, serrant les dents avec détermination, et Shan – toujours hébétée – leva la main pour exercer une Poussée contre l’épée.
Vin relâcha l’arme – qui ne servait qu’à détourner l’attention – et enfonça la seconde moitié de la flèche cassée dans la poitrine de Shan auprès de la première.
Cette fois, Shan s’affaissa. Elle voulut se lever, mais l’un des fragments avait dû endommager sérieusement son cœur, car elle pâlit. Elle se débattit un moment puis retomba sur les pierres, inerte.
Vin resta immobile, inspirant profondément tout en essuyant le sang sur sa joue – pour comprendre alors seulement que son bras ensanglanté ne ferait qu’empirer les choses. Derrière elle, les soldats criaient tout en encochant d’autres flèches.
Vin jeta un coup d’œil en direction du bastion pour faire ses adieux à Elend, puis se propulsa au cœur de la nuit.